• Serge Tchuruk : «J'assume la stratégie d'Alcatel»

    Dans un entretien exclusif au «Figaro», le président d'Alcatel-Lucent défend son bilan de treize années à la tête du groupe de télécoms et répond aux critiques.

    Serge Tchuruk : «J'assume la stratégie d'Alcatel»

    La fusion entre Alcatel et Lucent, le 1er décembre 2006, avait donné naissance à un groupe de 88 000 personnes présent dans 130 pays, réalisant 19 milliards d'euros de chiffre d'affaires et pesant 25 milliards d'euros en Bourse. Moins de deux ans après, et six trimestres déficitaires, la capitalisation boursière est tombée à 9 milliards d'euros. Le chiffre d'affaires 2008 devrait se situer autour de 17 milliards. Et depuis sa naissance, le groupe a engagé la suppression de 16 500 postes. Le 29 juillet, Alcatel-Lucent a annoncé le départ prochain de la directrice générale, Patricia Russo, et du président du conseil d'administration, Serge Tchuruk. Depuis, les critiques pleuvent sur le patron français, en poste depuis 1995, accusé d'avoir suivi contre vents et marées une stratégie de recentrage sur le seul secteur des télécoms, qui a fait fondre la valeur du titre Alcatel, de 100 euros pendant la bulle Internet à 4 euros, et d'avoir engagé une fusion à haut risque. Dans un entretien exclusif, il répond à ses accusateurs et contre-attaque.

    Vous ne vous êtes pas exprimé depuis longtemps. Où en êtes-vous aujourd'hui ?
    Serge Tchuruk. Eh bien, j'assume. Voilà mon état d'esprit au moment de quitter mes fonctions. J'assume et je revendique la stratégie qui a fait d'Alcatel-Lucent un grand leader mondial des technologies de l'information.

    Comment a été prise la décision, annoncée fin juillet par le conseil d'administration, de votre départ et de celui de Patricia Russo ?
    Notre mariage avec Lucent remonte à deux ans. Dans toute grande fusion, il y a une phase ingrate d'intégration et de restructuration qui s'étale, en général, sur deux années. Cette période difficile est maintenant derrière nous. Patricia Russo et moi-même avons donc décidé, l'un et l'autre, de tourner une page. Nous allons laisser la main à une direction nouvelle qui entreprendra un nouveau départ. Le groupe a été assaini. Nous sommes le numéro un mondial incontesté dans les réseaux de télécommunications fixe et numéro trois dans le mobile. Nous nous sommes développés dans les services et le secteur public et industriel. Ce dont je suis très fier.

    Participez-vous au choix du ou des successeurs ? Quel profil faut-il ?
    Oui. C'est mon devoir en tant que président du conseil d'administration. Ce dernier prendra les décisions sur proposition de son comité de sélection. La connaissance du métier des télécoms sera primordiale car la nouvelle direction devra être immédiatement opérationnelle. Je pense que les nominations seront faites très vite.

    Le conseil sera-t-il remanié ?
    Oui. Il y aura une évolution. Le conseil issu de la fusion a été formé en grande partie par les apports des deux sociétés Alcatel et Lucent. Le prochain devra avoir sa personnalité propre : les origines des uns et des autres devront être oubliées.

    Vous avez la réputation d'un patron à poigne, dur dans vos rapports avec vos équipes. Vous avez « usé » un certain nombre de dauphins… N'y avait-il pas un « problème Tchuruk » à la tête du groupe ?
    Je n'ai pas « tué » mes successeurs potentiels comme j'ai pu le lire souvent ! Jo Cornu a fait un choix de vie personnel en prenant du recul. Krish Prabuh était peut-être prêt à diriger Alcatel, mais depuis Dallas ! Avec Philippe Germond, nous nous sommes séparés à l'amiable. Et, après la fusion, Mike Quigley a été le premier à dire que Patricia Russo devait prendre la tête du groupe. Quand je regarde ma carrière passée, je revendique avec fierté d'avoir mis en place des personnalités de tout premier niveau pour assumer les fonctions de direction. Cela a été le cas chez Total. Cela a été aussi le cas pour Thales, sans parler de mes vies antérieures.

    Depuis des mois, la crise couvait chez Alcatel, alimentée par des avertissements sur les résultats et la rumeur d'une mésentente entre vous et Patricia Russo…
    Vous avez raison d'employer le mot « rumeur ». Il a été raconté un tas de balivernes, notamment sur le fait que je tirais les ficelles en coulisse. C'est absurde. La gestion était du seul ressort de Patricia Russo et je suis toujours resté dans ma fonction de présent du conseil. Nous étions chacun dans notre rôle. J'ai de l'estime pour Patricia Russo. Je pense que ce sentiment est partagé comme elle l'a souvent dit.

    Avez-vous sous-estimé les difficultés du mariage avec Lucent ?
    Peut-être. Dans toute fusion il y a des moments difficiles. Nous avons rencontré des difficultés culturelles pour réunir deux entreprises, l'une centrée sur les États-Unis, l'autre sur l'international. Le profil de Lucent était d'avoir 70 % de ses principaux clients aux États-Unis. En face, Alcatel, dont la France ne représente plus que 6 % à 7 % de son chiffre d'affaires, est présent dans 130 pays. Notre problème culturel a été de rapprocher deux systèmes de gestion différents. Nous y sommes arrivés.À présent, Alcatel-Lucent est une entreprise franco-américaine et elle doit le rester. Son siège social est à Paris et elle restera une société française. Dans un monde où l'Internet est piloté de l'autre côté de l'Atlantique, par des acteurs comme Google, et où la Chine joue un rôle fondamental, nous avons de solides atouts.

    D'autres suppressions de postes seront-elles engagées ?
    En octobre dernier, le conseil d'administration a demandé un « plan de transformation » pour accélérer le processus de fusion. En matière de suppressions de postes, il ne faut jurer de rien, mais je pense que nous avons une situation qui s'équilibre en termes d'emplois. Les salariés ont consenti des efforts considérables et il faut leur rendre hommage. Je dois dire au passage que la France est et restera un pôle majeur de recherche et développement, aidée en cela par les mesures incitatives du crédit d'impôt-recherche.

    Que répondez-vous aux critiques  dont celles de votre prédécesseur  sur votre bilan à la tête du groupe que vous avez rejoint en 1995 ?
    Disons que je m'étonne que treize ans après avoir quitté le groupe un ancien dirigeant s'érige en donneur de leçons.

    Mais la stratégie de recentrage d'Alcatel sur les télécoms donne lieu à un vrai débat…
    Alcatel-Lucent détient une position de tout premier plan dans les technologies de communication. Ce résultat n'était pas gagné d'avance.En 1995, les télécoms représentaient une petite moitié de l'activité du groupe. Pour le reste, à part les activités dans le câble et Cegelec qui étaient beaucoup plus petites, il s'agissait surtout de participations soit paritaires comme avec le britannique GEC dans Alsthom, soit financières comme chez Framatome ou dans un opérateur de téléphonie mobile. Nous devions prendre des décisions radicales car les difficultés se précisaient un peu partout. Dans les télécoms, nous étions en bonne place sur le marché des centraux téléphoniques traditionnels alors que leur déclin s'accélérait. Mais nous étions en mauvaise position sur les marchés porteurs du mobile et celui des données, ce dernier étant devenu celui de l'Internet. Il fallait rassembler nos forces sur le secteur central des télécoms, qui présentait un fort potentiel de croissance.

    Dans le débat sur les rémunérations des dirigeants liées aux résultats d'une entreprise, Laurence Parisot, présidente du Medef, invite le conseil d'administration d'Alcatel-Lucent à jouer son rôle. Que lui répondez-vous?
    Je tiens à préciser que depuis dix-huit mois, en tant que président du conseil d'administration, je ne touche plus de rémunération. Concernant sa dirigeante, le conseil d'administration d'Alcatel-Lucent a joué pleinement son rôle en s'appuyant sur les deux principes suivants. Premièrement, sa rémunération dépend très largement de critères de performance. Deuxièmement, il s'assure de la compétitivité de cette rémunération avec celle de nos pairs au niveau mondial.

    Le titre Alcatel en Bourse est tombé au niveau médiocre de 4 euros…
    Je dois dire que cela a été le cas de beaucoup d'acteurs du domaine. Nous avons été notamment confrontés à l'éclatement de la bulle Internet en 2000. Pendant cette période de grande incertitude, les États sont venus au secours des acteurs télécoms dont la survie n'était pas assurée. Et de grands groupes, comme Ericsson, ont été soutenus par leurs actionnaires au prix d'une énorme dilution. Alcatel n'a reçu d'aide de personne. C'est ce qui explique en partie nos cessions. Nous sommes ressortis de la crise des télécoms avec une position renforcée par rapport à nos concurrents nord-américains, qui étaient plus gros que nous auparavant. Si nous avions dû, en outre, assumer les difficultés qu'a rencontrées Alstom, l'ensemble aurait été mis en faillite. Alstom a été sauvé par une opération magistrale conduite par l'État. Mais malgré son bon comportement boursier ces dernières années, ses actionnaires d'origine, entrés au capital en 1998, n'ont pas retrouvé le niveau de l'introduction en Bourse. À présent, Alcatel-Lucent est un groupe aux atouts considérables. Il devra délivrer des résultats sur le plan financier pour concrétiser ses promesses. Et il le peut.

    Quels sont vos projets ?
    À l'annonce de mon départ, j'ai eu de nombreux témoignages d'estime professionnelle et d'amitié. J'en ai été très touché. J'éprouve aujourd'hui un grand sentiment de liberté.


    Tags Tags : , , , ,
  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :